dimanche 11 décembre 2016

ARTAUD. Taanteatro. Théâtre de Nesle. 2016.

Maura Baiocchi incarnant Artaud le Momo (2016).

4 décembre 2016. - Fondée à Sao Paulo en 1991 (il y a maintenant 25 ans) par Maura Baiocchi, chorégraphe adepte du Buto, la compagnie brésilienne Taanteatro, se produit à Paris au Théâtre de Nesle. Encore insuffisamment connue en France et en Europe, objet de rumeurs des plus positives, appréhendée grâce à la lecture des quelques fragments de spectacle que l'on peut trouver ici ou là sur Internet, la trajectoire du Taanteatro témoigne d'une grande richesse et d'une impressionnante maturité.

La troupe a multiplié les spectacles autour d'Artaud. Et c'est un "Artaud le Momo" que Maura Baiocchi et Wolfgang Pannek présentaient au Théâtre de Nesle.

- "Artaud le Momo". Largement connu du public ce texte d'Artaud a fait l'objet, ces dernières années, de maintes et maintes reprises. Nombreux sont les "solistes" à s'être frottés à cette œuvre canonique et l'on est souvent lassé par la surenchère de mimétisme à laquelle se sont livrés presque tous les acteurs incarnant "Artaud Momo".

La surprise n'en est - ici - que plus grande. Car la performance de Maura Baiocchi outrepasse largement toutes les interprétations jusqu'ici donnés. En dehors des premières minutes où elle campe la vison archétypique d'un Artaud Momo, coiffé de son béret et vêtu de son ample manteau (une écharpe de laine rouge vient déjà perturber et dénoncer l'image traditionnelle…), Maura Baiocchi n'est plus dans le mimétisme mais dans la "sympathie". Au sens fort et premier que revêt le terme.

On est alors dans un autre univers. Celui de la moelle et des os, d'un inconscient organique et hallucinatoire. Tout passe par une gestuelle totalement maîtrisée et travaillée jusque dans le déglingué et la rupture. La leçon et la technique viennent assurément du Buto : travail minutieux et répété sur les systèmes énergétiques permettant la mise en branle d'une musculature corporelle qui réagit - de manière millimétrée - au moindre souffle et à la plus indistincte inflexion de voix.

Sans doute est-ce la première fois que le Momo est ainsi incarné par une femme. Cette ambiguité sexuelle renforce encore le sentiment d'appartenance de Maura Baiocchi à son "personnage". - Elle est Artaud - et au-delà d'Artaud -, se fond en ses rêves et ses obsessions, se coule dans la gymnopédie de ses attaches, se désarticule en chacun de ses doubles, en chacune de ses ombres. Cet univers est complexe. Androgyne, le plus souvent. Furieux et malmené.

La femme, toutefois, au détour d'un geste ou d'une obsession, réapparaît dans les nœuds de sa chevelure. Ou bien se déplie et déploie - étendue, couchée, harmonieuse, sur le fond de nature d'une vidéo aqueuse. - L'ensemble de la performance n'en est alors que plus fort, qui parvient à jouer sur un registre étendu… et contradictoire.

D'un bout à l'autre du spectacle, la sensationnelle performance de Maura Baiocchi est supportée et sous-tendue par un fond visuel poétique. Orchestrées par Wolfgang Pannek, des projections vidéo (écritures, graphismes dansants, paysages et eaux vives) amplifient le propos, font littéralement danser, plier et ployer le texte d'Artaud.

À quand une présentation du Taanteatro en Avignon ? Dans la Cité de ces Papes qu'Artaud a si cruellement vitupérés ?

Lien vers le Taanteatro

Maura Baiocchi incarnant Artaud le Momo (2016).

mardi 6 décembre 2016

SOULÈVEMENTS. – Gestes. Intentions. Révolutions.

Gilles Caron, Manifestations anti-catholiques
à Londonderry, 1969.
© Fondation Gilles Caron/Gamma Rapho.

Soulèvements
Exposition au Musée du Jeu de Paume.
Jusqu’au 15 janvier 2017

Conçue par le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman, cette exposition est ouvertement transdisciplinaire. Il y est question d’art, d’histoire, de philosophie, de sculpture et de peinture, des traces de la vie quotidienne aussi. Le monde, la VIE sont transdisciplinaires. Il est heureux que les expositions en tiennent compte.

D’autant que – l’on s’en douterait – la thématique de cette exposition est l’une de celles qui sont TOUJOURS d’actualité. Incessamment « d’actualité ». Les individus et les peuples n’ont pas fini de se soulever.

Soulèvements donc. Révolutions. Tentative pour établir une sorte de répertoire ou de rhétorique de la gestualité du soulèvement. Et comprendre les « intentions » sises en arrière-plan.

Comme dans toute thématique très large, on peut ici ranger une multitude de gestes, de postures et d’attitudes. Sans compter une profusion de symboles. Les visiteurs ne manqueront pas d’apporter, d’ajouter d’autres œuvres, d’autres éléments à ce parcours. Cela attache le spectateur et le pousse à prolonger, perpétuer, excentrer le propos.

Le problème serait plutôt parfois dans la congruence du TOUT. La grande richesse des « documents », leur diversité, amènent certaines questions. Parmi tous ces « soulèvements » - du pied, du bras ou du poignet, du drapeau, de la pierre tombale (Goya) ou du marteau, ou celle – plus métaphorique - du sac en plastique rouge sur fond de ciel bleu -, il en est dont on se demande comment ils fonctionnent.

La poussière ainsi de "l’Élevage de poussière" (Photographiée par Man Ray dans l’Atelier de Marcel Duchamp), cette poussière-là (cette matière) est retombée depuis bien longtemps ; elle est là en état de concrétion et bien plus proche d’un état de fossilisation que d’un quelconque soulèvement…

Le rapprochement de même entre Nietzsche, « le Philosophe au marteau » et le « marteau » d’Antonin Artaud (un piolet de montagne en réalité, qui lui fut donné par un de ses amis) soulève quelques questions. Dans les deux cas, certes, il est question d’énergie, de « frappe » et de destruction. L’objet fut, pour le poète, inséparable du billot de bois dont la destruction et attaque méthodique lui permettait de scander, de rythmer les onomatopées de ses mélopées et de ses textes. Sa fonction était gestuelle et musicale et sans doute assez peu métaphorique. Notons d’ailleurs que le piolet d’Artaud s’est brisé : il n’a pas résisté à la poussée énergétique de la gestuelle mise en branle par le poète.

Artaud est – certes – un rebelle et un SOULEVÉ D’ORIGINE. Mais il y aurait eu bien d’autres exemples plus pertinents de ces soulèvements dont sa vie fut incessamment ponctuée. Des révoltes surréalistes à son jeu dans les films de guerre qu’il a tournés (des Croix de bois au Napoléon d’Abel Gance), du soubresaut clonique (et en arc de cercle) de la séance d’électrochoc à ces dessins érigés et dressés comme des totems sur la page de ses cahiers.

Didi-Huberman s’attaque ici à un système de rhétorique gestuel et aussi mental (ce qui complique la donne). Le système idéologique qui traverse son parcours est celui de la RÉVOLUTION, celui d’un peuple (ou d’un individu) qui se soulève – physiquement et moralement. La nature y est associée, en une sorte de biologisme triomphant. On songe ici à ces "forces artistes" dont parle Nietzsche dans La Naissance de la tragédie et Le Livre du philosophe.

Mais – en face du peuple, du rebelle et du peuple, n’y-a-t-il « aucun » soulèvement ? L’histoire de la montée du fascisme entre les deux guerres de 1914 et 1939 – par exemple – est-il étranger à toute forme de soulèvement (physique ou idéologique). Il ne le semble pas… Pourquoi donc n’en avoir pas traité ? C’est pourtant là une question cruciale. – Que faire effectivement des "RÉVOLUTIONS DE DROITE" ? Ou de ce qui se présente comme tel ? Et l’on sait bien que les événements récents illustrent magistralement ce propos.

Un geste, une attitude sont-ils - par ailleurs - lisibles en dehors de leur contexte ? Le recadrage ainsi (pour les besoins de la couverture du catalogue) de la photographie de Gilles Caron est plein de sens. La couverture du catalogue fait d’abord songer à ces sortes de gestes légers que l’on esquisse fréquemment dans la vie quotidienne. À une danse ordinaire. La vision du cliché de Gilles Caron dans son intégralité est tout autre : des éléments complémentaires assoient le sens de l’image. On comprend bien que l’on est au cœur d’une émeute.

La dimension sexuelle – ou phallique - du soulèvement ne semble pas d’avantage traitée, si ce n’est dans le catalogue sous la forme d’un appel assez générique (le désir) à Freud. Mais comment cela fonctionne-t-il sur le plan des œuvres et des images ?

À poursuivre et amplifier donc. Mais c’est là le jeu auquel nous invite une exposition. – Les Éditions Larousse avaient publié naguère une sorte d’encyclopédie (ou de dictionnaire) de la rébellion et du soulèvement (politique mais aussi artistique) assurément beaucoup plus complète, pour ce qui concerne en tout cas l’époque moderne. Intitulé Le siècle rebelle et illustré, cet ouvrage apparaît comme un contrepoint essentiel à l’exposition du Jeu de Paume.

Cette exposition appelle ainsi la pensée, la discussion, la remise en question. Gageons pour le reste que notre philosophe (et commissaire d’exposition) se trouve actuellement en état de lévitation. « SOULEVÉ », SUSPENDU. Quelque part entre la place de la Concorde et la Pyramide de Pei. Et que – depuis son nuage en forme de drapeau, de ballon, de ludion ou de feuille morte – il surveille le devenir de son exposition et les menus soubresauts de ce lait qui bout sur un feu qu’il a lui-même allumé…

Lien vers l'exposition

Lien Artaud dans la guerre

Lien vers Le Siècle rebelle. Dictionnaire de la contestation au XXe siècle

© Dennis Adams, Patriot, Série Airborne 2002.

jeudi 17 novembre 2016

PARIS-PHOTO. 2016.

Paris-Photo 2016 - Vue d'exposition. Photo ©FDM.

Grande qualité pour cette nouvelle mouture de Paris-Photo, qui réussit le tour de force de présenter une large histoire de la photographie (depuis ses origines, au milieu du XIXe siècle…), tout en offrant un panorama de la photographie de l'ère moderne ou plus contemporaine (celle qui est en train de se faire et se penser).

Au détour des allées et des édicules, construits pour les galeries dans l'enceinte du Grand Palais, se nichent et s'organisent une grande variété de propositions.

Des "calotypes égyptiens" de John Beasley Greene (1832-1956) aux "Paysages millimétrés et foisonnants" de Stéphane Couturier (Melting Point, Bab-el-Oued Série, 2016) ; des Man Ray canoniques aux arbres (comme "animés") du coréen BAE Bien-U, la très riche aventure de la photographie (argentique et numérique) nous entraîne dans le carnaval des images.

Monde inéluctablement SINGULIER, parce qu'il greffe et abouche l'une à l'autre ce que l'on continue à nommer "LA RÉALITÉ" et l'ensemble des imaginaires foisonnants de ces hommes et ces femmes qui regardent le monde par le truchement de leur appareil photo.

"LA RÉALITÉ" est ainsi auscultée, dévoilée, travestie, poussée dans ses plus extrêmes retranchements par les expériences singulières des photographes d'autrefois (les anonymes et les grands noms) et des chercheurs (et "marcheurs de l'image") d'aujourd'hui.

Les déserts et les dunes d'Edward Weston (1886-1958), les mises en scène - animalières et autres - des grands noms de la photographie de mode (Cecil Beaton, Richard Avedon) font écho aux environnements et architectures recomposées de Georges Rousse (Chasse-Sur-Rhône, 2010) aux expériences "substantielles" de Patrick Bailly-Maître-Grand (Les "Maximiliennes", Galerie Baudoin Lebon) .

Présentées à la Galerie Caroline Smulders, les "Archives de Gérard Malanga" nous réintroduisent dans l'intimité des Warhol, William Burroughs, John Cage, Candy Darling…, dans le monde de l'underground new-yorkais de la Factory des années 1960.

Au détour d'une allée, les fameuses planches contacts peintes de William Klein nous attendent. Le noir et blanc "archétypique" de l'imaginaire photographique s'y heurte à la densité picturale de quelques traits vivement colorés : en bleu, en rouge, en jaune… LA RÉALITÉ, L'ACTUALITÉ d'hier y reprennent vie.

William Klein, L'enterrement de Jacques Duclos, Paris, 1975.
Courtesy Polka Galerie.

mardi 1 novembre 2016

AVEDON – Ainsi font, font, font…

Couverture de la revue Égoïste, N° 13, tome II.
Cirque du soleil. Clowns par Richard Avedon.

La France D’AVEDON. Vieux Monde. New Look.
Exposition à la BNF du 18/10/2016 au 26/02/2017
Commissaires de l’exposition :
Robert M. Rubin & Marianne Le Galliard

La « France d’Avedon » - essentiellement la Gentry parisienne – les stars du cinéma, de la mode, de la chanson, les écrivains et intellectuels en vogue, les leviers du monde de l’art et des affaires, les Catherine Deneuve, Jeanne Moreau, Françoise Sagan, Serge Gainsbourg, Bernard-Henri Lévy, Jean Dubuffet, François Pinault, Marguerite Duras (espiègle et « petite fille ») et bien d’autres défilent et se pressent les uns contre les autres sur les cimaises de la BNF.

« VIEUX MONDE. NEW LOOK. « Ainsi font, font, font les marionnettes d’Avedon… » - Telle une marionnette javanaise, Audrey Hepburn anime et réunit tout ce « GRAND PETIT MONDE ». Elle danse, virevolte, esquisse dans l’espace une gestuelle hiéroglyphique.

« Funny Face » (film de Stanley Donen, 1956, inspiré du parcours d’Avedon) et la série de clichés d’Avedon « Paris Pursuit » (avec Audrey Hepburn et Mel Ferrer, Harper’s Bazaar, 1959) servent de toile de fond à l’exposition. Monde de la mode, des journaux, des graphistes, des critiques, des « ÉLEGANTS ». Dans cet espace-là, tout va très vite. Cela bouge, danse et se transforme. – Avedon enregistre la parade et participe au film, Funny Face, sous la forme de ses fameux « arrêts sur images ».

L’exposition s’arrête sur un autre photographe : Henri Lartigue et la mise en page de son fameux Journal photographique (Diary of a Century, 1970). Avedon et Lartigue participèrent ensemble à l’entreprise d’édition deux années durant. L’ouvrage joua un rôle non négligeable dans la consécration de la brillante (et un temps discrète) carrière de Lartigue.

À partir de 1985, Avedon ajoute une autre aventure à sa propre « carrière parisienne ». Une collaboration à ÉGOÏSTE, époustouflant journal EN NOIR ET BLANC, paraissant une fois l’an et réunissant des textes d’écrivains et de photographes en vogue. Une sorte de pléiade de ce que le monde des medias pouvait – chaque année – aligner…

L’exposition de la BNF est serrée, serrée. Les photographies y retrouvent leur statut d’images ; elles sont là, réunies comme dans un collage. On y sent le « travail d’atelier », l’empilement, l’accumulation et la confrontation des tirages.

Cette accumulation des clichés, leur contiguïté rendent cet univers clownesque, presque grotesque, et l’on se prend à découvrir qu’Avedon pratiquait le rire (et la satire), lui qui savait si bien sauter, courir et se démener sur son plateau – « plateau » du monde et des médias, du paraître et du jeu…

TOUTE AUTRE est l’actuelle présentation de ces mêmes « AVEDON » dans le métro parisien. Au long des couloirs et sur les quais, j’y ai retrouvé l’Avedon que je connaissais. Au travers de ces clichés comme dépliés et développés dans l’espace urbain. L’agrandissement sous forme d’AFFICHES de ces photographies est somptueux.

L’aventure de ces grandes photographies est alors renouvelée. Car le métro passe devant ces images, les masque et les laisse ensuite réapparaître. La rame file, les usagers défilent, s’arrêtent – silhouettes graphiques et filiformes – disparaissent. — Catherine Deneuve et Jeanne Moreau rêvent ou nous contemplent. Nous les voyons de loin – sur le quai d’en face – ou de très près et de guingois. Le monde est en noir et blanc… et se COLORE de la réalité. La magie des images est surmultipliée.

Lien vers l'Exposition à la BNF

Lien vers Avedon dans le métro parisien

Lien vers Lartigue, un livre

« AVEDON » Vue d’exposition. Station Luxembourg (RER B).
Ph. ©FDM, 2016.

mardi 25 octobre 2016

FIAC 2016 - Transversales.

Vue d'exposition. Stand de Thaddeus Ropac.
Photo © FDM, 2016.

La nouvelle cuvée de cette manifestation parisienne très courue aura été caractérisée par une excroissance territoriale quantitativement importante… et spectaculaire. - Réunir ces deux lieux prestigieux (et quasiment jumeaux) que sont le Grand et le Petit Palais, en rendant aux piétons l'espace intermédiaire qui leur fait respectivement face, cela nous ramène au Paris d'autrefois. À un certain art de pratiquer la ville, de traverser et d'occuper les espaces intermédiaires.

Transversales donc. Diagonales. Espaces de jonction et de rencontre. Sutures. Osmoses. Des espaces entre eux. Des œuvres et de la ville. Des sculptures et du paysage. - Barry Flanagan dresse la silhouette de son fameux lapin face au Petit Palais (Large Left-Handed Drummer, 2006). Utilisant l'armature de vieux sommiers métalliques (Cubikron 3.0, 2015), Eric Baudart installe trois cubes "transparents" dans l'allée réunissant la place de la Concorde au Louvre : le paysage et les passants s'y devinent en plein travers de la structure…

Prolongé par les Tuileries et le Louvre, l'espace de la Fiac offre au visiteur et au badaud des perspectives et points de vue multipliés sur l'art moderne et contemporain. La gratuité du Petit Palais et (bien entendu) celle des Tuileries est un pas important pour l'accès d'un plus grand nombre à l'art contemporain. — Les œuvres sont dans la ville, offertes à tous. Elles peuvent se vivre de façon non strictement muséale et leur contemplation s'inscrire au cœur de flâneries ou de simples rêveries.

Le collectionneur, le critique, l'amateur d'art - tous reconnaissables à leur allure, leur regard sur l'œuvre, leur manière différenciée d'intégrer l'espace des galeries d'art - disposent au Grand Palais d'un environnement fonctionnel et marchand, permettant tous les échanges et toutes les tractations.

Autres formes de "transversales", que l'on retrouve aujourd'hui dans toutes les grandes foires d'art contemporain : la pluralité des supports, des techniques et des modes d'expression plastique qui varient d'un stand à l'autre : peinture (Miro, Dubuffet, Robert Longo, Viallat, etc.), sculpture (Calder, Venet, Anthony Caro, Moore, Tony Cragg, Louise Bourgeois, etc.), dessin, gravure (Bellmer, Dubuffet, etc.), photographie (argentique et numérique), collages (Schwitters, Christo), vidéos et performances (ces dernières occupant la Cour carrée du Louvre) se partagent les cimaises, les volumes, les espaces.

Sur le plan du contenu et du style, la vogue semble (de plus en plus) à la reprise, au pastiche et à la ré-interprétation d'œuvres iconiques : Robert Longo s'empare de l'autoportrait de van Gogh et le noircit ; tout au long des allées, on ne compte plus les portraits colorés mimant les sérigraphies de Warhol…

L'art le plus contemporain est ainsi éclectique, pluriel, s'abreuvant à toutes les sources. - Toujours autant de matériaux divers, d'empilements d'éléments, de couleurs vives, de formes et d'espaces déconstruits.

Au détour d'une allée, la surprise d'un habitacle incongru, léger, transparent : appartement de gaze polyester, corridor lilliputien comme moulé dans le matériau le plus fin que l'on puisse trouver ; sur le même stand, une baignoire en ce même matériau. Le tout est vert, rose, jaune ou d'un bleu léger. L'artiste, Do Ho Su, se joue des échelles et l'on retrouve au sein du Petit Palais une de ses architectures "à taille humaine" : à traverser comme une gaze, une transparence, une toile d'araignée filiforme…

Ailleurs (Chez Les Vallois), un retable de Niki de Saint-Phalle : blanc et somptueux. Dégoulinant des traces de peinture noire d'un de ces tirs picturaux à la carabine dont l'artiste avait le secret (Autel Noir et Blanc ou Grand Autel, 1962).

La FIAC reviendra en 2017, porteuse d'autres œuvres, d'autres parcours, prête à ouvrir le champ d'autres possibles… Et de nouvelles transversales.

Fiac 2016

Fiac 2016. Vue d'exposition.
Photo ©FDM, 2016.

dimanche 3 juillet 2016

Le Grand Orchestre des Animaux. Fondation CARTIER.

Le Grand Orchestre des Animaux. Fondation Cartier.

Exposition à la Fondation Cartier
pour l'art contemporain (Paris).

2 juillet 2016 - 8 janvier 2017.

"… une musique extrêmement appuyée, ânonnante et fragile, où l'on semble broyer les métaux les plus précieux, où se déchaînent comme à l'état naturel des sources d'eau, des marches agrandies de kyrielles d'insectes à travers les plantes, où l'on croit voir capté le bruit même de la lumière, où les bruits des solitudes épaisses semblent se réduire en vols de cristaux…" (Antonin Artaud, Œuvres complètes, IV-71)

Je me souviens encore de cette toute première nuit passée, en mai 1982, dans la forêt équatoriale gabonaise. - Nous avions cru naïvement nous retrouver dans un silence épais, et comme "à couper au couteau". Rien de tel. Nous nous sommes retrouvés brutalement plongés au sein d'une bruyante cacophonie. Des sons multiples, des cris, des voix, des grognements et hululements entouraient la cabane où nous nous trouvions. Sons d'autant plus inquiétants que nous ne disposions pas alors des codes nous permettant d'identifier et d'isoler la source de ces sons.

Le GRAND ORCHESTRE DES ANIMAUX, auquel nous convie aujourd'hui la Fondation Cartier, nous offre - en une magnifique scénographie - tous les moyens pour maîtriser et jouir pleinement des sons animaux de la planète. Terres, ciels, mers, déserts, plaines, océans ou ruisseaux nous abreuvent de trilles, de chants, de hululements ou de grognements sourds.

Enregistrée au fil des ans par Bernie Krause dans sept lieux naturels spécifiques, la matière sonore des mondes animaux est présenté au sein d'un dispositif scénique qui allie le son à sa transcription visuelle. La contemplation des "sonogrammes" colorés qui défilent sous nos yeux, au fur et à mesure qu'apparaissent les noms des animaux qui s'expriment en divers sons ou borborygmes (geai, grenouille, coyote, loup, pivert, baleine, insecte ou grand goéland), cette contemplation est magique.

Nous voyons surgir et se mêler différentes hauteurs et intensités de sons. Des gratte-ciels surgissent, des tours et des montagnes. Un ensemble de paysages aussi finement architecturés que la musique qui les engendre. Chaque mammifère, oiseau ou animalcule devient alors identifiable. Repérable au graphisme (et au son) qu'il trace dans le temps et l'espace de l'installation.

En fermant les yeux nous pénétrons plus avant au cœur de la matière sonore, plongeons au cœur des océans, nous retrouvons sur des cimes élevées ou disparaissons dans l'infiniment petit des vibrations du monde des insectes, ou dans l'ensemble des ondes générées par les "poussières" et les animalcules de l'infiniment petit du monde animal.

Une installation conjointe de Shiro Takatani orchestre et rend ainsi visible (aussi bien qu'audible) l'univers du plancton… On le comprend, ces installations sont polyvalentes. Les travaux de "Biophonie" de Bernie Krause ou d'autres chercheurs sont joués, interprétés et mis en scène par des artistes et des musiciens. La mise en œuvre du projet fut largement collective.

Le résultat est magique, qui nous introduit dans la subtilité et les méandres d'univers sonores très variés. À chaque espèce animale correspondent un cri, un chant, un bruit de gorge ou un grognement particulier ; ce sont ces spécificités qui ont jusqu'ici été étudiées. Bernie Krause va plus loin en suggérant qu'au cœur d'un biotope donné, les différentes espèces animales qui fréquentent ce lieu trouvent chacune leur place dans une orchestration commune. Chaque espèce aurait sa fonction sonore au sein d'un ensemble ; aucune ne se substitue aux autres ; elles ne se gêneraient pas mutuellement.

Ceci ne supprimerait pas pour autant l'expression de certaines singularités animales, comme ce "son singulier d'un corbeau du parc Algonquin du Canada", qu'évoque encore Bernie Krause. - Olivier Messiaen (1908-1992) avait beaucoup appris du chant des oiseaux. C'est un impressionnant ensemble d'espèces animales qui s'adresse aujourd'hui à nous.

Courrons donc à la Fondation Cartier, nous baigner tout l'été d'ondes, de coassements, de gloussements et de trilles… Et pour ceux qui souhaiteraient suivre l'aventure de loin, le site de la Fondation offre la possibilité d'une écoute diversifiée, puisque - en quelques clics - on peut passer d'une "écoute globale" à l'écoute spécifique d'un seul animal - insecte, poisson ou mammifère marin… pour revenir ensuite à la symphonie d'ensemble…

Le Grand Orchestre des Animaux à la Fondation Cartier

Bernie Krause, Paysages sonores.
Le Grand Orchestre des Animaux. (2016).
Photo © FDM

dimanche 22 mai 2016

Photographies. "Ombres de la Préhistoire." (Galerie Agathe GAILLARD).

© Florence de Mèredieu, "Chambre noire", 2015-2016.

Galerie Agathe GAILLARD
3 rue du Pont Louis-Philippe, 75004 Paris
du mardi au samedi, de 14H à 19H.
Mai-juin 2016.
Photographies visibles durant un temps indéterminé,
avant transhumance de la Galeriste en d'autres horizons.


Florence de Mèredieu, Ombres de la préhistoire. Préhistoire de l'ombre. — Les clichés de cette Série ("Prehistoric Shadows") ont été effectués en Corse, en 2015, à proximité ou à l'intérieur de sites préhistoriques. Ils ont ensuite été montés en triptyques.

La forêt, expliquait naguère Paul Virilio, est "la première chambre noire". Me retrouvant, à l'automne dernier, dans une de ces forêts archaïques où l'on retrouve maintes traces et vestiges préhistoriques, j'ai traqué partout les ombres : ombres des végétaux, des arbres, des rochers et jusqu'à ma propre silhouette, indéfiniment changeante et répétée.

Les jeux du soleil sur des amoncellements de rochers cyclopéens ont fourni un autre terrain de jeu. Un écran où contempler quelques figures antédiluviennes.

Consciente de ce que d'autres humains (il y a plusieurs millénaires) se sont semblablement émerveillés du glissement des ombres, j'ai cliché, cliché, emmagasinant ombres, lumières et silhouettes fugaces.

Agathe Gaillard me permet aujourd'hui de révéler et montrer les mondes que ces images triples ont peu à peu constitués. La Galerie fournissant une autre chambre noire, un autre parcours lumineux.

Nota bene - Ces photographies furent pour moi importantes, car elles représentent, en mai-juin 2016, la première manifestation publique de ce processus qui consiste - dans le champ de mes recherches et de mes amusement - à suturer et greffer entre elles les images. En constituant ainsi des diptyques ou triptyques de nature quasi organique (avril 2018).

Comme dans les "Boîtes" de Joseph Cornell (qui peuvent abriter des soleils, des cailloux et quelques figures) la Compagnie de la Galerie y est d'excellence.
PHOTOGRAPHIES de :
Manuel ALVAREZ BRAVO, Édouard BOUBAT, Jean-Philippe CHARBONNIER, Luc CHOQUER, Juliette DIEMER, Sandra ELETA, Ralph GIBSON, Thierry GIRARD, Hervé GUIBERT, Philippe HEYING, André KERTESZ, Erica LENNARD, Pierre REIMER, Raphaël REMIATTE, Jean-François SPRICIGO, et bien d'autres…
* Merci à Dominique Salini de m'avoir fait découvrir les paysages et sites corses.

Galerie Agathe GAILLARD

© Florence de Mèredieu, "Chambre claire", 2015-2016.

samedi 21 mai 2016

Patrick BEAULIEU, Daniel CANTY. V V V. Trois Odyssées Transfrontières.

© Patrick Beaulieu, Socorro - l'insondable (2013).

J'avais déjà rendu compte sur ce blog des deux premières Odyssées de nos compères. Vecteur Monarque (2007) et Ventury (2011). En juillet et décembre 2012, une troisième expédition allait conduire nos amateurs de vent sur les routes et les chemins du hasard (Vegas).

Ces aventures font aujourd'hui l'objet d'un "beau livre", spacieux et très illustré, faisant la part belle aux diagrammes, croquis, carnets de notes et cartes de géographie. Des rives du Saint-Laurent et routes du Canada jusqu'au Mexique et à Las Vegas, en suivant les chemins hasardeux du vent, des papillons, de la chance et des jeux, Patrick Beaulieu et Daniel Canty illustrent et racontent poétiquement ce rêve un peu fou qui consiste en la programmation de voyages aléatoires.

À parcourir les images qui enchantent le livre, on comprend vite que cette odyssée est aussi l'histoire de trois véhicules automobiles lancés dans le vent.

En 2007, le voyage s'effectue à bord de la Monarca Mobile, un camion postal datant de 1978, retransformé en observatoire scientifique et/ou "véhicule de projection vidéo".

En novembre 2012, Patrick Beaulieu convie ses compères à partager son odyssée dans un vieux camion pick-up Ford Ranger, équipé d'une girouette et d'une manche à air ; ils se lancent ainsi à la poursuite des courants aériens et des vents d'Amérique.

En 2013, ils embarquent à bord d'une "Dodge Dart 1968, rebaptisée Magic Dart" ; constellée de symboles et de signes du destin, une "roue de fortune" est arrimée au capot.

La suite, on le devine, se présente comme une épopée sise au cœur même d'autres épopées. Les chemins sont sinueux, improbables. On se perd dans les méandres et les tourbillons du langage. On s'y retrouve parfois dans la description de rituels sociaux très codés pour, tout aussitôt, se perdre à nouveau et déboucher dans les culs-de-sac de la langue.

V V V - Courons vite nous mettre à l'abri du vent, derrière les boucles du langage, les circonvolutions de la pensée et les accidents du terrain.

Tournons les pages : la poésie nous attend à chaque tournant… et l'inconnu parfois hante ces nuages qui nous suivent ou nous précèdent…

Le livre "V V V. Trois Odyssées Transfrontières" est publié aux Editions du Passage, Montréal (Canada), 2015.

Patrick Beaulieu : La grande migration de l'aile du papillon

Aubé / Beaulieu : Géopolitique de l'infini

© Patrick Beaulieu, Monarca Mobile (2007).

mercredi 30 mars 2016

Lou REED. Les Syllabes du Chaos.


Un documentaire d'Alexandre Breton et Céline Ters.

FRANCE CULTURE. Une vie. Une œuvre.

Samedi 2 avril 2016 à 16H00.
(et, ensuite, en podcast sur franceculture.fr)

Lou Reed, "Prince des ténèbres et de l'angoisse" selon Warhol, incarne les pires démons des puritaines USA : rocker, junkie, alcoolique, bisexuel, gauchiste. Ce gamin de Brooklyn, né en 1942, n'a jamais nourri d'autre ambition que de mettre en musique "le grand roman des États-Unis", de son envers trash narré par Kerouac ou Selby. Lou Reed, dès les débuts du Velvet Underground, a définitivement déniaisé le rock'n roll, le propulsant violemment à l'âge adulte, sans romantisme. Deux aspects font la matière de ce documentaire : l'écriture et l'électricité, toutes deux plongeant leurs racines dans un chaos fondateur : l'enfer des électrochocs subis par Lou Reed adolescent. Au commencement il y a la haine, "Aw now do it just like Sister Ray Says". (Communiqué de presse).

Avec la participation de :

Warren ELLIS, Mick ROCK, Florence de MÈREDIEU,
Bruno BLUM et Michka ASSAYAS.

Andy Warhol & Lou Reed. Photo DR.

samedi 12 mars 2016

Art Contemporain Chinois. ZHANG HUAN.

Zhang Huan, Sudden Awakening,
acier et cendres, 2006. Photo © FDM, 2016.

Artistes chinois à la Fondation Louis Vuitton
Exposition et accrochage.
Du 27 janvier au 29 août 2016.

Ma découverte de l’art contemporain chinois remonte à deux périples "chinois" effectués en 2002 et 2005. – Les différentes strates culturelles de toutes les époques se sont alors mêlées en un excitant et merveilleux chaos.

La chine était (et restera) un gigantesque chantier, mêlant les expériences (humaines, artistiques et politiques) les plus contradictoires. Enseveli, tabou, le passé resurgissait par tous les pores de la réalité.

En 2002, l’art contemporain chinois émergeait, renforçait ses premières lignes de crête. Les artistes alors rencontrés me dirent pour la plupart vouloir être reconnus et considérés comme « artistes internationaux ». Et non comme des « curiosités artistiques chinoises ».

Plus de dix ans après, la donne a beaucoup changé. Les artistes « chinois » n’hésitent plus à se revendiquer comme tels et il y a bel et bien un art contemporain chinois. Internationalement reconnu et qui dispose – dans l’immense Chine – de sérieux supports et relais : mécènes, collectionneurs, foires, galeries et maisons de vente. Sans compter ces gigantesques ateliers d’artistes où œuvrent des bataillons d’assistants et de petites mains. Toute une part de l’art contemporain chinois comporte ainsi – à l’image de L’Empire du Milieu – une dimension pharaonique.

Les jeunes artistes ne se sentent plus obligatoirement tiraillés entre les pôles d’une double appartenance : mouvance internationale, d’un côté, contexte culturel chinois (passé et présent) de l’autre. La nouvelle génération est entrée de plain-pied dans la modernité ; la génération d’avant a renoué avec ses racines.

Plutôt que de passer en revue les différents artistes actuellement présents à La Fondation Vuitton, portons notre attention sur l'un d'eux, un des grands noms de l’art chinois de ces dernières années : Zhang Huan, né en 1965 dans le Henan, connu dans les années 1990 pour ses actions et performances de body art. Il y dévoilait un « corps humain » soumis à un sens exacerbé de la cruauté. Zhang Huan passe ensuite 8 ans à New York ; il s’y découvre « chinois », réintègre la Chine et s’installe dans une série d’ateliers près de Shanghai.

Parmi les « nouveaux matériaux » de son art, il nous faut citer « la cendre ». Matériau « ancien », « archaïque » même, utilisée par lui sous la forme de ces résidus d’encens qui abondent dans les temples. – Massivement récupéré, ce matériau fournit la base technique de gigantesques peintures d’histoires.

Pour réaliser la peinture de ses gris si particuliers, Francis Bacon récupérait la poussière de son atelier. Zhang Huan, lui, récupère la poudre, la cendre de ces bâtonnets d’encens qui ont commencé par se consumer lentement dans les temples au cours de rituels imprégnés de signification.

Peindre (et sculpter) avec de la cendre d’encens n’est pas anodin. Ce matériau, familier mais plastiquement insolite, amène Zhang Huan à se réapproprier tout un pan de l'histoire spirituelle de la Chine.

Les toiles réalisées sont immenses. Porteuses non seulement des strates accumulées de cette fine poussière, mais aussi des strates politiques et culturelles de la mémoire chinoise. Telle la construction du Grand Canal, en 1958-1960, au moment où les réformes agraires voulues par Mao Zedong entraînent une des grandes famines de l'histoire chinoise (Great Leap forward, 2007). Ou la Place Tian Anmen le jour de la célébration des dix ans de la fondation par Mao Zedong de la République Populaire de Chine (National Day, 2009).

La cendre donne assurément à ces commémorations picturales une saveur et une atmosphère très spéciales. Cette étrangeté se retrouve - intacte - dans l'autoportrait sculpté - et fracturé - de l'artiste (Sudden Awakening, 2006).

Site de la Fondation Louis Vuitton

Zhang Huan, Great Leap forward,
2007 (détail). Photo © FDM 2016.

samedi 5 mars 2016

Helena ALMEIDA. Corpus.

Peinture habitée, 1975. Photo DR.

Helena Almeida
Musée du Jeu de Paume.
Du 9 février au 22 mai 2016.

De cette exposition poétique, sereine et mélancolique, on ressort le cœur léger et la démarche allègre. Omniprésent dans le parcours de l’artiste, le corps (son corps) y est certes décalé, mais harmonique.

Les portraits (ou auto-portraits dérivés, pris par son compagnon) sont fréquemment retouchés d’une couche (d’une touche) de pigment bleu – qui n’est pas le bleu Klein (le fameux IKB), mais qui l’évoque immanquablement.

Les moyens - photos, cadres, tissus fins et transparents, accessoires minimum (comme de la corde, du fil de fer, quelques poignées de pigments) – sont économiques. La démarche, élégante, est aux antipodes de l’hystérie qui fut celle du body art.

Dans ce décor minimaliste, le corps des tableaux se joue des cadres, des châssis, des entraves et des obstacles semés sur leur route. Tout cela est très enfantin. Ludique. Joyeux. Comme cette Toile habitée de 1976 où, vêtue d’une ample robe de couleur claire, Helena Almeida a pour bustier une toile blanche : un tableau immaculé qui fait « corps » avec sa silhouette.

On comprend bien qu’elle se joue de la peinture, de la photographie, de la performance… et de son propre corps. – Un corps en mouvement. Toujours en déplacement et en transformation.

A la toute fin des années 1960 et dans les années 1970, le monde où elle se meut est un monde marqué par Yves Klein, par les toiles (fendues, découpées) de Lucio Fontana qu’elle découvre avec bonheur.

A elle désormais d’inscrire son corps dans la peinture, le tableau, le châssis, les miroirs et la photographie. La vidéo, enfin, lui apporte d’autres expériences : celles de la métamorphose, des apparitions et disparitions d’ombres et de figures qui s’éloignent, se rapprochent et s’évanouissent. – Sur le mode d'un dessin, d’un fusain évanescent.

Site du Jeu de Paume

Toile habitée, 1976. Photo DR.

mercredi 24 février 2016

PERSONA. Étrangement humain.

Masque de bouffon. Théâtre Lamaïque.

Persona.
Musée du Quai Branly.
Du 26 janvier au 13 novembre 2016.

Le Musée du Quai Branly – qui fête cette année ses dix ans d’existence – poursuit la série de ses grandes expositions synthétiques (certains diront « syncrétiques ») de dialogues entre les cultures. Destinées à un très large public, se voulant hautement pédagogique (et elles le sont), ces manifestations englobent une large fourchette chronologique et géographique.

L’exposition PERSONA met ainsi en relation des cultures diamétralement opposées dans le temps et dans l’espace. Dénominateur commun des objets et œuvres aujourd’hui présentées, la notion d’ANTHROPOMORPHISME autorise à rassembler des expériences et des cultures éminemment différentes. Le mécanisme de projection, qui veut que les hommes découvrent et pressentent leur ombre, leur double ou leur image au cœur de tout processus et de toute réalité, conduit à embrasser un champ « large » et quasiment indéfini. Des cultures et des expériences très éloignées l’une de l’autre sont ainsi brutalement rapprochées.

Quoi de commun entre les objets et statuettes du lointain Vanuatu, les poupées du Bunraku japonais, les pierres et amulettes à visage humain des îles lointaines, les Love Dolls, poupées de silicone et fibre de verre japonaises qu’épousent rituellement certains adeptes des plaisirs virtuels ? Une propension commune à attribuer aux objets (naturels ou faits de la main d’homme) comme un supplément d’âme ? – Mais s’agit-il de la même « âme » ? La notion de « personne » ou de « persona » ne recouvre-t-elle pas, à chaque fois, une réalité et des expériences différentes et diversifiées ?

La personnification des matériaux et objets qui nous entourent est chose troublante. Les chasseurs de fantômes du XIXe siècle disposaient de trousses et de mallettes au contenu très sophistiqué. Les robots contemporains sont inquiétants qui, par leur technique hautement sophistiquée, parviennent à s’approcher au plus près de l’apparence humaine.

Après avoir fabriqué un robot (imparfait, mais déjà inquiétant) de sa propre fille, le professeur Hiroshi Ishiguro (de l’Université d’Osaka), crée un robot à son image. La ressemblance ne vise plus seulement la simple apparence physique ; elle s’étend aux gestes et à l’apparence comportementale. Le robot reproduit les mouvements, simule les émotions, mime au plus près la personne qu’il figure. Les vidéos sont déstabilisantes qui nous montrent – côte à côte – les mouvements du Professeur et ceux de son double. Sa fille même – dit-il - en fut troublée.

Le succès du robot de compagnie PARO (robot thérapeutique pour troubles mentaux, Japon, 1998) - animal poilu, blanc et douillet -, couine, gémit et s’adapte aux demandes de celui ou de celle qui s’en empare. Une semblable »créature » correspond à une société où les frontières entre l’humain et l’animal, le vivant et le mécanique, deviennent floues. – Mais rappelons que la théorie de l’homme-machine, nous la devons déjà à Descartes et Julien Onfray de la Mettrie. L’homme est depuis longtemps fasciné par les mécanismes qui miment le vivant.

D’où le sentiment qui a toujours été le nôtre d’appartenir à un cosmos lui-même mécanique et vivant – peuplé d’âmes, de fantômes et d’êtres aux intentions diverses.

Exposition Persona

Hiroshi Ishiguro au côté de son double.
(Université d’Osaka, 2009). Capture d’écran.

mercredi 10 février 2016

GUTAI au Musée.

Gutai, International Sky Festival, avril 1960.

Entretien avec Eventhia MOREAU,
étudiante en Muséologie et Nouveaux Médias
(Université Paris III – Sorbonne Nouvelle).

En réponse à son commentaire sur un précédent papier de ce blog (en 2013), « pour saluer le Gutai, vent, air espace ».


Eventhia MOREAU. — Gutai organisa de nombreuses expositions en plein air, dans des espaces naturels permettant d'accueillir les œuvres tout en les laissant se prolonger dans l'espace, sans limites imposée par les murs d'un musée ou d'une galerie. Quelle était la relation de Gutai avec cet extérieur, ces espaces naturels et comment comprendre cette prise de distance avec l'espace fermé d'une institution, notamment muséale ?

Florence de Mèredieu. — Il n’y a pas eu de la part de Gutai de rejet ou de mise à distance de l’institution muséale ou des galeries, leur fondateur Yoshihara Jiro souhaitant diffuser le plus possible les productions des membres du groupe. La diffusion de ces œuvres passa donc largement par les musées et galeries, japonaises et internationales.

La première exposition en plein air (en avril 1956) fut la résultante de circonstances et d’occasions. Le choix du Parc d’Ashiya comme lieu de cette manifestation ne fut pas le seul choix de Gutai et d’autres artistes y participèrent. L’expérience fut assurément très concluante et les artistes Gutai surent exploiter à fond les possibilités de cette situation inédite, plus proche du principe des fêtes traditionnelles japonaises (ou matsuri) qui se déroulent en extérieur, à ciel ouvert, dans la nature, les villes ou les villages. Les membres du groupe prirent alors goût à ces productions d’œuvres en extérieur, qui leur permettaient de se dépasser et d’innover.

Deux processus vont alors jouer un rôle transformateur dans le développement de Gutai : l’ouverture de l’œuvre sur un extérieur (qui peut aussi d’une certaine manière « trouver place » dans l’espace du musée ou de la galerie) et sa théâtralisation et production sur une « scène ».

Il faut également se rappeler que les premières manifestations Gutai se déroulent dans le Japon de l’après-guerre, un Japon qui fut dévasté et où les villes n’étaient plus en 1945 que des champs de ruine. L’appréhension de l’espace qui en a résulté pour les artistes était assurément différente de l’espace traditionnel du musée et de la galerie. Leurs maisons de bois et de papier détruites, bien des Japonais ont vécu - un temps et d’une certaine manière - à « ciel ouvert ». La guerre a engendré de nouvelles expériences et d’autres comportements qui n’ont pu qu’exacerber le sens si profond et si particulier de la nature des Japonais. C’est dans ce contexte que surgit Gutai (1).

E.M. — Quel était le discours des artistes du mouvement Gutai sur l’entité muséale ? Selon vous les artistes de Gutai ont-ils formulé un discours sur le musée afin d’en questionner ou critiquer le fonctionnement ? Peut-on alors parler de rejet de l’entité muséale de la part de Gutai ?

FDM. — Je ne suis pas certaine qu’il y ait un discours très structuré de Gutai sur le musée et ce que l’on peut appeler une entité muséale. D’abord parce qu’en 1954, nous sommes encore dans l’après-guerre ; le souvenir (et la réalité) des ruines est encore omniprésent. Cette atmosphère de « table rase », de « paysage urbain désertique » a joué un rôle considérable chez les écrivains et les artistes de cette époque.

Il faudrait, sur ce point, revisiter les archives du mouvement, afin de déceler toutes les traces d’un questionnement autour de la problématique du musée. Mais, là encore, il convient de se souvenir que le rapport du Japon et des Japonais au musée (et, par la suite, aux galeries privées ou publiques) n’est pas du tout celui des occidentaux. Le musée est au départ une invention occidentale ; il sera importé comme tel dans les villes japonaises. Le mode de consommation de l’art traditionnel se faisait au cœur de l’habitat (le tokonoma ou alcôve), dans les temples. Les peintures traditionnelles se rangeaient et se déroulaient… Cette situation change dans les années 1920-1930, le Japon s’ouvrant de plus en plus aux expressions littéraires et plastiques occidentales.

Comme bien des artistes, les membres de Gutai se sont posés des problèmes de diffusion. Les Musées d’art contemporain ont longtemps eu au Japon, de la difficulté à drainer un large public. Ils demeuraient confidentiels. Ce que j’avais pu constater lors de mes séjours au Japon au tournant du XXe et du XXIe siècles. La construction d’importants musées (comme le Mori Art Museum de Tokyo) a élargi considérablement le public de l’art contemporain. Mais la reconnaissance internationale continue à jouer – pour tout artiste japonais – un rôle déterminant. Ce qu‘avait bien compris le fondateur du groupe, Yoshihara qui, très tôt, vise une diffusion internationale. Le rôle du critique Michel Tapié dans la reconnaissance de Gutai est sur ce point fondamental.

Votre interrogation sur la relation de Gutai au musée est des plus légitimes, mais il convient de ne pas se laisser entraîner par une vision rétrospective qui induirait à des erreurs. La question du musée se pose pour ce groupe. Mais elle n’est sans doute pas centrale dans leurs préoccupations. Et cela même si la « sortie en extérieur » joua indubitablement un rôle de déclencheur. Mais tous les acquis purent ensuite en être reversés en intérieur.

E.M. — Peut-on rapprocher ce désir de sortir de l’espace muséal, avec l’histoire même du développement des musées d’art au Japon dans les années 1960/1970 ?

FDM. — Ce désir de « sortir » de tout ce qui a déjà pu « être fait » est (en ce qui concerne Gutai) antérieur aux années 1960/1970 ; cela marque le groupe dès ses origines. Ce qui se produit maintenant dans la décade que vous citez, c’est un grand foisonnement artistique et une certaine forme d’internationalisation du mouvement Gutai qui cherche à se faire connaître de toutes les manières possibles (développement d’une revue, expositions et « manifestations » en extérieurs, mais aussi dans les galeries et musées nationaux et internationaux). Il n’y a toujours pas de rejet strict du musée, de nouveaux membres consacrant d’ailleurs une part de leur activité à des formes d’expression picturales exposables sur ces cimaises.

E.M. — L’activité du groupe est généralement scindée en deux périodes, 1954-1960 puis 1960-1972 ; 1960 constituant une année charnière au cours de laquelle de nouveaux artistes, plus jeunes, intègrent le mouvement. Durant cette deuxième phase, les artistes d’Ashiya délaissent les lieux ouverts sur la nature pour la mise en place de leurs expositions, au profit de galeries, musées et surtout de la Pinacothèque Gutai, construite en 1962. Comment peut-on expliquer ce changement, ce rapprochement avec les espaces d’exposition clos ?

FDM. — Emmenés par leur mentor et mécène Yoshihara Jiro (qui était un artiste déjà confirmé), les artistes Gutai de 1954-56, eux aussi, étaient jeunes. En 1960, ils ont déjà l’équivalent d’une carrière derrière eux. Il se produit alors un renouvellement de génération et l’apport de membres plus jeunes. Mais la jeunesse n’est pas uniquement une question d’âge… C’est aussi une forme d’esprit.

La Pinacothèque Gutai d’Osaka n’est pas à proprement parler un musée, ou alors un musée bien particulier. Installée dans un entrepôt appartenant à Yoshihara, elle ne renvoie à aucun esprit de clôture ou d’enfermement. Il s’agit pour le groupe, et à l’instigation de Yoshihara, de disposer d’un « lieu » permanent, une sorte de musée propre et particulier où les membres peuvent œuvrer librement, s’exprimer, agir, promouvoir leurs actions. La Pinacothèque répond donc à des soucis d’ordre pratique et stratégiques. L’implantation de Gutai à Osaka, importante ville culturelle et industrielle du Kansai, répond au désir du groupe de se faire connaître d’un public japonais plus large. Cela permet aussi le rassemblement et la constitution d’archives. L’identité forte du lieu sert encore de base à un rayonnement international, qui fut toujours un des objectifs majeurs de Yoshihara.

On ne peut exclure par ailleurs – et à la longue - une certaine forme d’institutionnalisation non de l’esprit du Gutai mais du « fonctionnement » du groupe. Tout mouvement d’avant-garde (qu’il soit japonais ou occidental) rencontre cette problématique, s’il veut durer et marquer l’art de son empreinte.

Travailler dans un espace comme illimité (l’air, le ciel, le « soleil de la mi-été »), tout cela fut une expérience fondamentale que les membres de Gutai ont menée avec une grande vitalité et un total esprit d’indépendance. Mais travailler en extérieur ne suffit pas pour produire des œuvres innovantes. Et il faut bien constater que Gutai a été formidablement et durablement inventif, aussi bien en extérieur qu’en intérieur.

E.M. — Aujourd’hui, de nombreux musées consacrent des expositions aux œuvres de Gutai : comment percevez-vous cette muséification ? Ne nous éloigne-t-elle pas de l’identité Gutai ?

FDM. — La question du musée est éminemment complexe. Comme toutes les formes d’expression inhabituelles, légères, et foncièrement créatives, les actions, œuvres et performances du Gutai sont fragiles. Il convient donc de se méfier de ce qu’une rhétorique trop lourde, une muséographie par trop encombrante et répétitive, ou une histoire de l’art insistante, ne viennent mettre à mal les aériens mouvements qu’ils ont su tracer.

La multiplication en même temps de ces expositions consacrées à Gutai est un excellent signe ; cela témoigne de l’intérêt que le groupe continue à susciter. Ces manifestations peuvent permettre de sensibiliser un public plus large à la légèreté et l’inventivité de l’esprit Gutai. Mais il faut se méfier des trahisons de l’historiographie (le critique « reconstruit ») ou du marché de l’art (qui recompose, reconstruit et instutionnalise). Je ne peux ici que reprendre et amplifier ce que j’écrivais dans le « blog » qui a attiré votre attention [lien ci-dessus].

Les musées sont des lieux de mémoires et des machineries extraordinaires ; ils peuvent constituer d’importants tremplins pour la création artistique. Mais les institutions muséales, en se penchant sur les œuvres du passé, peuvent être sources de malentendus. Exposer les objets, les restes et résidus de Gutai suffit-il à en rendre la vitalité ? – Assurément non. Et il faut se méfier des boîtes de conserves de luxe et des paquets cadeaux trop bien enrubannés. - Le meilleur du mouvement Gutai, nous le trouvons sans doute aujourd’hui dans ces films qui témoignent de la richesse de ses inventions. Et nous le restituent comme vivant.
(1) Cette situation de l’après-guerre est décrite dans l’ouvrage Gutai, moments de destruction/moments de beauté, Paris, Blusson, 2002.